Voilà un moment que le SMIGIBA se pose la question suivante : comment ont évolué les cours d’eau du bassin versant du Buëch ces dernières décennies ? L’idée est de mieux cerner l’ampleur de cette évolution et les facteurs à l’œuvre. Cela doit permettre d’avoir toutes les clés en main pour guider les interventions en rivière du SMIGIBA, des travaux de restauration de digues et de protection des populations aux travaux d’entretien de la végétation.
En particulier, en 2018, le SMIGIBA a conduit un vaste programme de broyage de la végétation, de décompactage des matériaux et de création de chenaux sur le Grand Buëch. L’objectif était de limiter les érosions des berges, du fond du lit, et des digues notamment. L’enfoncement du lit provoque l’effondrement des digues qui ne peuvent plus jouer leur rôle de protection des populations. En effet la rivière manque d’espace et de matériaux alluvionnaires. Par ce type d’intervention, le SMIGIBA espérait que la rivière grignote moins les berges et que les digues ne s’effondrent pas. Il s’agit d’évaluer la pertinence de ces travaux afin de savoir si les objectifs ont été atteints ou si le SMIGIBA a intérêt à modifier ses futures interventions.
Le Grand Buëch, une rivière en tresses ?
Le Buëch est réputé être une rivière en tresses, charriant beaucoup de graviers et dont le lit est divisé en de nombreux chenaux, caractéristiques des rivières de piémont. Est-ce toujours le cas ? Pour essayer de répondre à cette question, Camille, lors de son apprentissage effectué au SMIGIBA, a étudié l’évolution du Grand Buëch entre 1950 et 2023.
Si l’on doit résumer l’étude en quelques mots, il apparaît que le Grand Buëch a drastiquement perdu en superficie entre 1950 et 2023 : 144 hectares perdu en 73 ans, soit un rétrécissement de son lit de près de 42 %. Ce rétrécissement s’accompagne d’une diminution importante du nombre de chenaux. Ces derniers représentent l’activité de tressage d’une rivière en tresses. Ils représentent l’identité d’une telle rivière. Le Grand Buëch est ainsi devenu plus étroit, plus rectiligne et davantage méandriforme (sinueux) en zone de plaine (notamment entre Aspremont et la confluence avec le Petit Buëch) que ce qu’il était en 1950.
La rapidité de cette évolution laisse penser qu’elle n’est pas entièrement naturelle. De nombreux facteurs naturels et anthropiques semblent s’entremêler : les gorges et les reliefs, l’endiguement du lit (le Grand Buëch est endigué sur la moitié de son linéaire), le reboisement des versants, les extractions en rivière, le calme hydrologique du XXe siècle (moins de crues fortes et fréquentes) et enfin le développement de la végétation rivulaire, qui arrive à maturité. Il y a peu de connaissances sur l’influence individuelle de chacun de ces facteurs par rapport aux autres. Néanmoins il est établi par des décennies de recherche en hydromorphologie que chacun d’eux accentue ce phénomène de rétrécissement de la rivière et de diminution de l’activité de tressage.
Pour bien comprendre : quelques notions
Le Grand Buëch draine la vallée du Haut Buëch, sur près de 40km. Il s’écoule de Lus-la-Croix-Haute à Sigottier où il conflue avec le Petit Buëch, en passant par Saint-Julien-en-Beauchêne, La Faurie, Aspres sur Buëch et Aspremont .
Le Grand Buëch est considéré comme une rivière en tresses, il a donc un corridor ou un lit graveleux (constitué de galets de différentes tailles, appelés matériaux alluvionnaires), plus communément appelé une bande active. Cette bande active représente un réservoir à matériaux alluvionnaires et à biodiversité. Elle est très large car les rivières en tresses sont des rivières qui pour leur bon fonctionnement, prennent de la place pour déposer et remobiliser des matériaux. Sans ces deux prérequis, elles ne peuvent pas créer de multiples chenaux en eau. Ces chenaux sont l’identité même d’une rivière en tresses.
Pour mieux comprendre aujourd’hui l’état des cours d’eau, il est important de s’intéresser au passé. Cela permet de connaître l’évolution d’une rivière ainsi que celle du territoire dans lequel elle s’écoule.
L’ensemble des milieux, aquatiques comme terrestres, évoluent naturellement selon une période de temps plus ou moins longue. Cette évolution naturelle des rivières se fait sur un pas de temps très long, hors échelle humaine. Elle se manifeste notamment par le changement de leur forme dans l’espace (changement de style fluvial, par exemple d’une rivière en tresses à une rivière à méandre). Certaines rivières vont être plus sinueuses, d’autres vont être plus rectilignes, etc . Pour une rivière en tresses, c’est la largeur de la bande active et le nombre de chenaux mobiles qui évoluent. En crue, plus le corridor graveleux est large, plus il y a de chenaux dans la rivière et donc plus l’activité de tressage est forte. À l’inverse, plus le corridor graveleux est resserré, moins il y a de chenaux et plus l’activité de tressage est faible. Vous suivez ?
Ainsi au cours d’une longue période de temps, une rivière en tresses peut avoir une diminution de son tressage dès lors qu’elle commence à perdre en largeur. Le reboisement naturel des versants, la diminution de la torrentialité (moins de crues importantes sur une période donnée) peuvent expliquer cette évolution naturelle . Si cette activité diminue trop, il est possible que le tressage de la rivière disparaisse et avec elle une part du patrimoine du territoire.
Qu’en est-il des rivières en tresses du bassin versant du Buëch, et notamment le Grand Buëch ?
C’est la question que le SMIGIBA a posé à Camille, étudiante en master sciences de l’eau – Lyon 2 . Recrutée en alternance en tant qu’apprentie, elle a travaillé sur cette question, sous la responsabilité d’Antoine, ingénieur au SMIGIBA, pendant près de 15 mois.
Pour observer l’évolution du cours d’eau, Camille s’est attelée à la comparaison des photographies aériennes prises à différentes époques par l’IGN. Elle a ainsi comparé les photos aériennes de 9 années différentes pour établir une évolution du Grand Buëch et de son activité de tressage. Les observations ont amené à une analyse sur le changement de style de la rivière (tressage, méandreuse, rectiligne), sur les facteurs de cette évolution, et enfin sur les bénéfices des travaux de 2018. Camille a travaillé à développer une méthodologie d’étude spécifique.
La première campagne dont on dispose date de 1948-1950. D’après ces photos aériennes, le Grand Buëch est relativement large, plutôt rectiligne vers Lus-la-Croix-Haute, La Faurie, ou encore Aspres-sur-Buëch. Il est légèrement sinueux en zone de plaine, à Aspremont. Sa largeur est comprise entre 17 m et 278 m environ selon les secteurs. Il alterne entre un large lit dans les zones de plaine et un cours resserré dans les clues et la traversée des villages .
Si l’on fait un saut dans le temps, quelques 70 ans plus tard, les photos aériennes de 2023 montrent un Grand Buëch plus étroit et rectiligne. Il a alors une tendance à la chenalisation. La zone de plaine d’Aspremont est plus sinueuse, on dit alors que le ce secteur est plus méandriforme. La largeur du Grand Buëch est désormais comprise entre 13 m et 89 m environ. Proportionnellement, les plus fortes réductions de largeur sont constatées dans les zones où la largeur était la plus importante en 1950. C’est par exemple le cas au lieu-dit les Corréardes, à Lus-la-Croix-Haute ou dans la plaine d’Aspremont. Autrement dit, le Grand Buëch a perdu drastiquement en chenaux multiples, donc en activité de tressage sur l’ensemble de son linéaire et principalement dans les zones à forte largeur .
Pourquoi est-ce qu’il y a une évolution aussi rapide ? Quels en sont les facteurs ?
Deux facteurs directs :
Les facteurs de cette évolution sont multiples, d’origine naturelles aussi bien qu’anthropique. Les facteurs directs sont au nombre de deux :
- le Grand Buëch est inscrit dans un territoire montagneux, avec des gorges qui naturellement le restreigne.
- la rivière est aussi contrainte par la main de l’Homme depuis le XVIIIème siècle sur presque la moitié de son linéaire : les digues et les protections de berges.
Une multitude de facteurs indirects :
À la fin du Petit Age Glaciaire, les crues étaient très fortes et très fréquentes. Pour lutter contre leurs effets sur la vallée, le RTM (Restauration de Terrains en Montagne) est intervenu dès le milieu du XIXe siècle, notamment en reboisant les versants. Cela a eu pour conséquence de diminuer l’érosion des versants et donc de diminuer le volume de matériaux disponibles pour le Grand Buëch.
Jusqu’au début XXIe siècle, les extractions de matériaux dans les cours d’eau de montagne étaient autorisées. Elles ont eu pour conséquences d’accentuer l’appauvrissement du Grand Buëch en matériaux alluvionnaires à l’intérieur même de son lit.
Depuis le XXe siècle le bassin versant du Buëch connaît un calme hydrologique, c’est-à-dire que les crues sont significativement moins fortes et moins fréquentes par rapport à ce qu’a connu le territoire dans la seconde moitié du XIXe . Ce calme hydrologique est documenté à l’échelle des Alpes françaises . Les conséquences sont multiples et ont un effet boule de neige sur la rivière. En effet, les crues sont le moteur d’une rivière en tresses, sans elles la rivière perd en force et en vitesse. Lorsqu’il y a moins de crues significatives sur une période donnée, la rivière va toujours être capable de déposer les matériaux alluvionnaires mais elle perd une partie de sa capacité à remobiliser ces matériaux. Un effet boule de neige va alors se mettre en place : en ayant moins de matériaux qui viennent alimenter le transport solide du cours d’eau depuis les versants, le cours d’eau va s’adapter. Et pour s’adapter à ce déficit, le Grand Buëch va alors emporter les matériaux les plus simples à obtenir : les matériaux qui se trouvent au fond de son lit, ce qui va aboutir au creusement de ce lit, à son enfoncement, parfois sur plusieurs mètres. Ce phénomène d’incision aboutit à une réduction de la largeur du lit, une diminution voire une disparition des chenaux multiples ; les berges finissent par être perchées.
Autre effet boule de neige de ce calme hydrologique, c’est le développement d’une végétation mature dans le lit du cours d’eau. En temps normal, une rivière en tresses a un fonctionnement dynamique qui s’explique par la succession des crues et un apport plus ou moins régulier en matériaux depuis les versants : au gré des crues, à un endroit donné de son cours, elle va tantôt déposer des matériaux, tantôt les remobiliser, son altitude varie autour d’une altitude moyenne dite à l’équilibre ; les chenaux sont nombreux et mobiles (ils se déplacent à gauche, puis à droite, puis au centre, puis encore à droite, etc. au gré des crues). Cette dynamique fait que la rivière conserve sa largeur, la végétation qui colonise le lit est régulièrement emportée et rajeunit. Mais que ce moteur se grippe, soit moins de crues fortes et fréquentes et moins d’apport en matériaux, et la rivière, alors moins puissante et moins mobile, céderait le pas à la végétation, très opportuniste. De par ses racines, et sa maturité (si aucune crue ne les dessouche entre temps) elle piège les matériaux déjà peu nombreux pour un bon fonctionnement, fixe les berges et forme des ilots de végétation mature. Ce phénomène est observable dans les zones anciennement très large comme dans la plaine d’Aspremont ou à Lus-la-Croix-Haute (cf les deux images ci-dessous).
Pour conclure : des tresses qui disparaissent peu à peu sur le Grand Buëch
Finalement l’ensemble de ces facteurs peuvent avoir les mêmes conséquences et donc agir de concert sur l’accentuation du rétrécissement de la rivière, et de la diminution en activité de tressage constatée sur le Grand Buëch. Il est pour l’instant difficile de percevoir l’ampleur de l’impact individuel de chaque facteur sur ce phénomène.
Il reste également à savoir si cette évolution se retrouve sur le Petit Buëch et le Buëch aval, ou est-ce qu’elle est typique au Grand Buëch du fait de son importante anthropisation (digues et protections de berge ) ? Pour répondre à cette question sur le Buëch aval, EDF souhaite conduire une thèse, en reprenant et en développant la méthodologie initiée par le SMIGIBA sur le Buëch aval. La connaissance de l’évolution à l’œuvre sur les différents bras du bassin versant permettront de réévaluer les actions du SMIGIBA et des autres acteurs de la gestion des cours d’eau.